Searle et Putnam

12 mars, 2006

1 – Introduction.

Ce travail caractérise le débat entre Searle et Putnam concernant la signification et la référence des expressions. C’est-à-dire qu’il définit la manière dont ces deux auteurs divergent quant à la détermination des référents et quant à la conception de différents termes tels que signification et représentation mentale. Pour ce faire, il sera question des thèses des deux auteurs. Après, nous présenterons une première objection de la part de Putnam à l’endroit de Searle concernant la détermination des noms propres. Par la suite, nous présenterons les deux expériences de pensée proposées par Putnam et nous examinerons les débats qu’elles ont engendrés. Enfin, nous conclurons à l’aide d’une brève récapitulation.

2 – Le mot, la signification et la référence.

2.1 – Les trois thèses de Searle identifiées par Putnam.

La première thèse de Searle, identifiée par Putnam, stipule que tout mot qu’un locuteur emploie est associé dans son esprit à une certaine représentation mentale[i]. À ce titre, il importe d’ajouter que cette représentation mentale est considérée, par Searle, comme étant un concepts ou un ensemble de concepts (faisceau de concepts).

La seconde thèse de Searle affirme que cette représentation mentale doit être exactement la même dans l’esprit d’un locuteur, s’il utilise deux mots différents qui ont la même signification. Cela veut donc dire que deux mots ont la même signification ou sont synonymes seulement s’ils « sont associés à la même représentation mentale par les locuteurs qui emploient ces mots »[ii]. Ainsi, Searle assimile la représentation mentale d’un mot à sa signification ou son sens. Donc, dans cette perspective, si nous voulons savoir de quoi parle un locuteur, il nous faut savoir ce qu’il y a dans sa tête : à savoir, quelle est sa représentation mentale. Ainsi, la signification, telle que définie par Searle, est une réalité psychologique.

Enfin, la troisième thèse de Searle précise que « la représentation mentale détermine, à tout le moins, ce que le mot désigne »[iii]. Cela veut dire que la représentation mentale détermine la référence. En d’autres termes, étant donné que la représentation mentale correspond à la signification, selon la deuxième thèse, c’est donc la signification qui détermine la référence selon Searle.

2.2 – Les trois thèses de Putnam identifiées par Searle.

La première thèse de Putnam, identifiée par Searle, affirme que « le faisceau de concepts associé à un terme n’en détermine pas l’extension »[iv]. C’est-à-dire, que le faisceau de concept ne détermine pas la référence.

La deuxième thèse de Putnam que Searle identifie, précise que « la définition indexicale d’un terme est bien ce qui en détermine l’extension »[v]. Cela signifie pour Putnam, comme nous le verrons en détail plus loin dans le texte, que c’est la définition provenant de l’usage d’un mot, lié à une référence en particulier et dans un environnement donné, qui détermine cette référence. Par contre, cette définition ne détermine la référence qu’en partie, car tant et aussi longtemps que l’enquête scientifique n’est pas achevée (dans le but de donner une description définitive de la référence), c’est plutôt la chaîne causale nous reliant à cette définition stéréotypée qui détermine la référence. En effet, selon Putnam, c’est la chaîne causale qui détermine la référence en l’absence de description définitive provenant des experts. Cette chaîne causale est ce qui relie un locuteur à la définition stéréotypée qui est caractérisée par la division du travail linguistique et l’environnement, d’un point de vue indexical. En d’autres termes, nous pouvons dire que c’est l’environnement qui détermine la référence et la représentation mentale (qui est pour Putnam une image mentale, plutôt qu’un faisceau de concept) s’ajuste à la définition stéréotypée provenant de cet environnement. En ce sens, nous pouvons effectivement dire que pour Putnam, c’est la définition indexicale qui détermine la représentation mentale (image mentale dans la tête).

La troisième thèse de Putnam qu’identifie Searle, stipule que « ce qui est dans la tête ne détermine pas l’extension d’un terme, »[vi]. En effet, pour Putnam, ce qui est dans la tête, c’est une image mentale et celui-ci, de par sa première thèse, ne détermine pas la référence : par conséquent, ce qui est dans la tête ne détermine pas la référence et ce qui est dans la tête ne détermine pas la référence.

3 – Critiques adressées à Searle de la part de Putnam.

3.1 – Les noms propres.

Pour Putnam, il arrive que des noms propres n’aient pas de sens ou de signification[vii], cependant ils ont une référence. Donc, la représentation mentale ne peut pas déterminer la référence. Par exemple, Robert, Julie ou Paul, ont assurément une référence, mais pas nécessairement de signification.

3.2 – Les noms propres et la chaîne causale.

Comme nous l’avons dit précédemment, les noms propres n’ont pas de sens ou de représentation mentale, pourtant ils ont une référence : ils doivent donc être déterminés par quelque chose. En effet, pour Putnam, c’est une fois de plus la chaîne causale qui détermine la référence des noms propres. Par exemple, Socrate est un nom propre et ce qui le détermine, c’est le fait que différents locuteurs ont rapporté l’utilisation de ce nom jusqu’à aujourd’hui. Dans ce cas, c’est donc la chaîne causale qui détermine la personne de Socrate. En effet, selon lui, si tel n’était pas le cas, le nom de Socrate serait simplement un nom fictif.

4 – Le débat entre Searle et Putnam.

4.1 – Première expérience de pensée de Putnam : Les ormes et les hêtres.

4.1.1 – Le problème posé par Putnam.

Putnam expose la situation suivante : si je ne connais pas la différence entre les ormes et les hêtres et que la seule représentation mentale que j’ai en tête, quand je pense à l’un ou à l’autre, c’est la représentation mentale d’un arbre en général. À ce moment, n’ai-je pas alors deux espèces d’arbres auxquelles correspond une seule représentation mentale ?

Plus généralement, si j’ai une seule représentation mentale qui correspond à deux choses différentes, comment cette représentation mentale peut-elle déterminer la référence ? Cela n’est-il pas impossible selon Searle lui-même ? Car, selon lui, deux représentations mentales exactement identiques déterminent une seule et même chose.

Pour illustrer davantage son propos, Putnam prend l’exemple de la traduction. Ainsi, il nous affirme que si la représentation mentale (signification selon Searle) déterminait la référence, alors elle resterait liée aux phonèmes du mot et de cette manière, la traduction ne serait pas possible. Mais, selon Putnam, la traduction est possible, car la référence n’est pas déterminée par la représentation mentale, mais en partie par la définition stéréotypée (signification selon Putnam) de cette même référence. Il importe donc, pour Putnam, que la notion de signification puisse « s’abstraire de la forme phonétique du nom »[viii] et alors, nous serons en mesure de la traduire, peu importe la langue. Ici, nous voyons donc qu’il est impossible pour Putnam d’assimiler la notion de signification à celle de représentation mentale, car peu importe la langue du locuteur, la signification subsiste en dehors de sa tête.

4.1.2 – La réponse de Searle à l’expérience de pensée des ormes et les hêtres.

Searle répond qu’il est faux de dire que les deux représentations mentales sont identiques ou que c’est la même représentation mentale, car, selon lui, nous savons que les ormes et les hêtres ne sont pas de la même chose. En d’autres termes, Searle dit que la représentation mentale d’orme, qui est à mon esprit, inclut le fait qu’il y a des particularités qui le différencient d’un hêtre et vice et versa. C’est pourquoi les deux représentations mentales sont différentes.

4.1.3 – Le contre-argument de Putnam concernant les ormes et les hêtres.

À cette réponse de Searle, Putnam rétorque que « la seule connaissance de l’existence de caractéristiques distinctives (non spécifiées) ne rend pas les représentations différentes »[ix], car ces caractéristiques distinctives ne font pas partie de la représentation mentale que nous nous faisons d’une espèce d’arbre ou de l’autre ; et cela, même si nous savons qu’il y a une différence entre le mot orme et le mot hêtre. Ainsi, cela revient à la même chose que si nous ne savions pas qu’il y a une différence entre les deux espèces d’arbre.

4.1.4 – La réponse de Searle au contre-argument de Putnam.
Searle répond que, si nous ne connaissons pas la différence entre les ormes et les hêtres, alors il faut se fier aux représentations mentales des experts par la chaîne causale qui nous relie à eux. De cette manière, ce sont alors les représentations mentales des experts qui déterminent les références, car ceux-ci savent qu’il y a une différence entre les ormes et les hêtres.

4.1.4 – La réponse de Putnam à la réponse de son contre-argument.

Faux, rétorque Putnam : les représentations mentales ne peuvent pas déterminer la référence, car celles-ci ne sont pas nécessairement partagées par tous. En effet, même les experts d’un même domaine peuvent avoir des représentations mentales différentes les unes des autres concernant une même référence. Dans ce cas, il n’est donc pas vrai d’affirmer que la représentation mentale détermine la référence, puisqu’il y a deux représentations mentales pour un seul référent.

Par exemple, selon Putnam, si nous nous attardons à la signification du mot « or », il n’est pas certain que la définition qu’en donnent les experts d’une certaine région corresponde à la même que ceux d’une autre région. Si tel est bel et bien le cas, alors leurs représentations mentales diffèrent. Pourtant, ces dernières correspondent assurément à un seul et même référent[x]. Par conséquent, la représentation mentale (signification de Searle) ne détermine pas la référence et elle n’est pas non plus dans la tête.

4.2 – La deuxième expérience de pensée de Putnam : Terre jumelle.

4.2.1 – Le problème posé par Putnam.

Putnam prend l’exemple hypothétique d’une planète nommée « Terre jumelle » où il y a des gens qui parlent une langue extrêmement semblable au français. Sur cette planète, il y a une substance qui est « inodore et incolore qui étanche la soif ». Cette substance, les habitants de terre jumelle l’appellent « eau ». Par contre, sur Terre jumelle, le composé chimique de leur « eau » n’est pas H2O, mais plutôt XYZ. De plus, il importe d’ajouter que sur la Terre, comme sur Terre jumelle, nous sommes à un moment où il n’est pas possible de connaître les composés chimiques (c’est comme si nous étions en 1750).

Dans cette expérience de pensée, pour Putnam, les représentations mentales sont identiques chez les habitants des deux planètes, puisque ceux-ci possèdent exactement la même définition du mot « eau ». Or, si les représentations mentales sont identiques dans les deux cas, cette représentation mentale unique ne peut pas définir la référence, puisqu’elle correspond à deux choses différentes. Donc, la représentation mentale ne peut pas déterminer la référence et la signification n’est pas dans le tête des différents locuteurs.

4.2.2 – La réponse de Searle à l’expérience de pensée de Terre jumelle.

Ce n’est pas vrai que les deux représentations sont les mêmes, car celles-ci sont causées par des composés différents : dans un cas du H2O et dans l’autre cas du XYZ. En d’autres termes, les représentations mentales sont différentes, car dans les deux expériences de perceptions, il n’y a pas seulement l’expérience d’une substance incolore et inodore qui étanche la soif, mais aussi celle qui cause les percepts respectifs d’une référence différente dans chaque cas.

De plus, pour Searle, il a une sorte de regard réflexif sur l’expérience qui cause le percept sur Terre et cette expérience n’est pas la même pour les habitants sur Terre jumelle. Par conséquent, toujours selon lui, si les expériences sont différentes pour les habitants de la Terre et ceux de Terre jumelle, alors les représentations mentales le sont aussi. Donc, la représentation mentale détermine la référence.

4.2.3 – Le contre-argument de Putnam concernant Terre jumelle.

Selon Putnam, si la position de Searle était exacte, chacun aurait des représentations mentales différentes à chaque fois qu’il poserait son esprit sur une chose différente et ainsi, nous parlerions toujours de choses différentes. Par exemple, s’il y avait deux tables identiques sur lesquelles s’attardait respectivement le regard de deux personnes, ceux-ci auraient alors deux expériences différentes qui correspondraient à deux représentations mentales différentes. Pourtant, si ces deux personnes parlent d’une table en particulier et que l’un d’eux n’a jamais vu cette table (elle se situe dans une autre pièce) : comment se fait-il que ces deux personnes puissent référer à la même chose ?

Selon Putnam, si les deux personnes réfèrent à la même chose, c’est parce qu’il y a un composant indexical à l’usage des termes, c'est-à-dire que l’usage du terme est lié à un objet particulier, dans un environnement et un temps donné. Ainsi, dans le cas de l’expérience de pensée de Terre jumelle, les représentations mentales sont qualitativement les mêmes pour les habitants des deux planètes. Et cela, malgré le fait que ces représentations sont respectivement associées à un critère de distinction différent (par leur caractère indexical) dans les deux cas, car ce critère de distinction est qualitativement le même : les « eaux » des deux planètes se comportent de la même manière. Par conséquent, la représentation mentale ne peut pas déterminer la référence, car les représentations mentales des habitants des deux planètes sont qualitativement les mêmes et pourtant, il y a deux substances différentes.

Par contre, s’il arrivait plus tard que nous découvrions que les structures moléculaires respectives des « eaux » des deux planètes sont différentes ; alors seulement, les représentations mentales seraient différentes d’une planète à l’autre, car les critères de distinction indexicaux ne seraient plus qualitativement les mêmes dans les deux cas : dans un cas du H2O et dans l’autre du XYZ.

4.2.4 – La réponse de Searle au contre-argument de Putnam.

Quant à Searle, il rétorque à Putnam en disant que même si les représentations mentales ne sont pas tout à fait identiques lorsqu’il y a des expériences de perception différentes, celles-ci doivent être considérées comme identiques pour une même personne ou pour une même communauté, mais que ce n’est pas le cas, si nous les comparons à celles des gens d’une autre planète. Ainsi, pour Searle, les gens de la planète Terre ont tous la même représentation mentale de leur eau, mais celle-ci diffère de la représentation mentale de l’eau des habitants de Terre jumelle. Par conséquent, la représentation mentale détermine la référence et elle est dans la tête.

5- Conclusion.

En définitive, nous pouvons clairement affirmer que Searle et Putnam ne s’entendent pas sur ce qui détermine la référence. De plus, ils ne s’entendent pas non plus sur ce qu’est une représentation mentale, car Searle stipule que c’est un faisceau de concepts qui détermine la référence, tandis que Putnam affirme que c’est plutôt une image mentale déterminée par la signification. La conception du terme de signification est d’ailleurs un autre point de litige dans le débat qui oppose Searle et Putnam. En effet, pour Putnam, la signification est une définition stéréotypée qui détermine en partie la référence, tandis que chez Searle, elle est elle-même assimilée la représentation mentale. C’est d’ailleurs pourquoi Searle stipule que la signification est dans la tête. À ce titre, ce dernier affirme en définitive que les arguments de Putnam ne prouvent en rien que les significations ne sont pas dans la tête, car, selon lui, la seule chose que Putnam démontre, c’est que la signification (sens) se fonde sur une définition indexicale, rien de plus. Mais pour Putnam, la signification ne peut pas être dans la tête, car la signification subsiste en dehors de la représentation mentale du locuteur : elle est identique à la définition stéréotypée. Nous voyons donc que le débat reste ouvert…

Notes

[i] Putnam, Hilary, Représentation et réalité, Éd. Gallimard, paris, 1990, p. 49.
[ii] Idem.
[iii] Idem.
[iv] Searle, John R., L’intentionnalité, Les Éditions de Minuit, Paris, 1985, p. 245.
[v] Idem.
[vi] Idem.
[vii] Ici, il s’agit de trouver un seul contre-exemple pour invalider la position de Searle.
[viii]Putnam, Hilary, Représentation et réalité, Éd. Gallimard, paris, 1990, p. 61.
[ix]Idem, p. 64.
[x] En effet, comme le souligne Putnam (idem, p. 57), si les experts d’un pays fixent l’identité de l’or à partir du fait que celui-ci est soluble dans de l’eau régale et que ceux d’un autre pays le font à partir d’un autre test ; ce qui importe, c’est que les résultats des tests concordent les uns avec les autres. De cette manière, tout le monde se comprend et il n’y a donc « aucune raison de considérer que l’un ou l’autre [des tests] constitue la "signification" » searlienne du mot « or ».